Description
Tout en restant, par suite de l’absence de traces autographes et des lacunes liées à sa biographie, l’un des protagonistes les plus mystérieux de l’histoire littéraire, Dante Alighieri apparaît, paradoxalement, comme une figure à l’identité bien définie. On ne compte plus, en effet, les étiquettes qui le concernent : il passe à tour de rôle pour le poète en exil, l’inventeur de l’italien, le père de la littérature européenne, l’auteur qui à lui seul comprend et synthétise la pensée du Moyen Âge.
En remplissant les vides et en reconstruisant les lignes de force qui unissent l’œuvre de Dante aux auteurs qui le précèdent, en commentant chaque ligne qui lui a été attribuée, et en le soumettant à une exégèse qui ne fait que croître, les époques postérieures à sa mort lui ont édifié un monument glorieux et solide.
Ainsi, Dante est devenu un concept et un attribut universel (« dantesque »), de même qu’un socle apte à représenter la littérature dans sa totalité, la langue et la nation italienne, et une théologie plus théologique que celle institutionnelle (puisque poétique). La pratique scolaire (en premier lieu en Italie, où l’acquisition de la maturité intellectuelle exigeait la connaissance de la Comédie) et l’usage idéologique du grand Florentin, ainsi que l’extraordinaire industrie philologique le concernant ont contribué à l’essor d’une sorte de sur-père littéraire absolu.
Cette opération, à première vue au service de Dante, a eu un prix : en privilégiant la célébration si ce n’est le culte du maître, elle a enlevé à l’œuvre non seulement sa fraîcheur, mais aussi ses contradictions, sa complexité véritable, en somme, ce qui la rend vraiment intéressante. Certes, il a été très tôt question de l’universalisme de Dante Alighieri et de son encyclopédisme, mais presque toujours en absorbant d’emblée tout dans la totalité- Dante. L’identité l’a emporté sur la différence, le bloc monumental écrasant et englobant le foisonnement des références.
Sept cents ans après sa mort, le moment est arrivé d’aller un peu plus loin dans la déconstruction créative de Dante. Trop souvent les exégètes sont portés par la volonté de dévoiler leur Dante. Or, il n’y a pas un Dante. Il y a le connaisseur des Écritures et des classiques, mais aussi l’homme du monde, avec sa conscience politique, le mystique et le réaliste, la victime des vicissitudes de son époque et le génial manipulateur et arrangeur des faits. À côté du créateur sublime, que la critique a enfermé dans la tour d’ivoire solitaire de la poésie, il y a un Dante engagé dans des relations qui se positionne, qui cite, qui fait des allusions, qui s’expose et provoque : un auteur profondément marqué par la dialogicité. Sans oublier d’autres contextes, plus obscurs, comme la nécromancie, tout à fait présente dans la biographie de Dante.
L’exposition genevoise La Fabrique de Dante entend jeter une lumière sur ce Dante pluriel. En initiant notre parcours herméneutique par la fortune du poète, nous voulons signaler que les lectures de Dante – et notamment certaines lectures clé de la part de certains écrivains du XXe siècle – ont profondément modifié la façon de comprendre et le personnage et l’œuvre. Les actes de lecture à contre-courant de Pound, de Mandelstam ou de Borges, par exemple, ont fait émerger des strates du texte dantesque ignorées par le passé. La philologie, la traduction, l’imitation, le pastiche et la réécriture ont créé un Dante plus dense, plus polysémique. La deuxième étape de l’itinéraire, dédiée à la bibliothèque de Dante, nous paraît également essentielle. Il s’agit de montrer – en s’appuyant sur des manuscrits de la Fondation Martin Bodmer qui auraient pu être consultés par Dante lui-même – la richesse des échanges entre les grands précurseurs (Homère, Virgile, Ovide, Horace, Stace…) ainsi que l’existence d’un intertexte qui demande à être approfondi.
Aujourd’hui, lire Dante à la lumière de ces auteurs offre encore des surprises.
En avançant à travers cette forêt de documents, à savoir les 33 volumes consacrés à la fortune et les 33 autres réservés à « la bibliothèque de Dante », nous arrivons enfin au centre de notre parcours ; 24 éditions précieuses de l’œuvre dantesque y sont exposées. Vingt-quatre, comme les auteurs exemplaires dans le Ciel du Soleil (Thomas d’Aquin et Bonaventure de Bagnoregio y dansent autour de Béatrice et de Dante, et tous tournent au sein d’une couronne lumineuse avec, entre autres, Albert le Grand, Gratien, le roi Salomon, Denys l’Aréopagite, Paul Orose, Boèce ou Isidore de Séville). L’univers dantesque est une bibliothèque parfaitement ordonnée selon des principes numérologiques, et c’est dans ce sens que la Bodmeriana se veut être, à l’occasion de ce 700e anniversaire de la mort, la maison (très vivante) de Dante.