(Re)découvrez le récit passionnant d’Odile Bongard
Les Papyrus Bodmer ont été découverts en 1951 à Minia, dans la région d’Assiout, et semblent provenir d’une réserve dans la maison d’un intellectuel des IIIe ou IVe siècles EC. Ils furent acquis au Caire pour Martin Bodmer entre 1953 et 1957. Mlle Odile Bongard, qui fut durant 30 ans la secrétaire personnelle et la collaboratrice de Martin Bodmer, a accepté en 2003, peu avant son décès survenu en décembre, à l’âge de 83 ans, d’en donner le récit détaillé.
« Un jour, lors d’une discussion animée sur l’Antiquité, Martin Bodmer s’adressa ainsi à moi : « Mais, trouvez-moi seulement un morceau de poterie du Ve ou VIe siècle avec, par exemple, un texte d’Homère ! ». Sur ces entrefaites, dans l’année 1951, au cours d’une visite de la Bibliothèque, Henri Wild, égyptologue suisse de l’Institut Français du Caire, qui travaillait à Saqqarah au tombeau de Ti, se présenta en retard en demandant de voir uniquement les documents égyptiens. Je le reçus séparément et, tout en lui montrant les pièces, je lui posais la même question que Martin Bodmer. « Mais, me dit-il, il y a au Caire, chez un marchand, bien mieux que cela : c’est un rouleau de papyrus, probablement du IIIe ou IVe siècle, avec un texte de l’Iliade, mais en assez mauvais état ». Je le priai aussitôt de me faire parvenir ce rouleau, à tout prix, à mon adresse privée. Quelques jours plus tard, le 17 juillet 1951, me parvint en effet un petit colis expédié comme papiers d’affaires, qui contenait le fameux rouleau.
J’ai fait appel au professeur Victor Martin de l’Université de Genève pour identifier le document. Il en fut émerveillé et proposa de publier ce fragment des chants V et VI de l’Iliade. Henri Wild m’avait également communiqué l’adresse du marchand chypriote orthodoxe grec, originaire de Famagouste, Phocion Tano, antiquaire au Caire. Celui-ci fournissait également des collectionneurs comme Chester Beatty et Pierpont Morgan. Je l’ai donc contacté en le priant de m’envoyer si possible des photos de ce qu’il pouvait avoir dans le même genre. Des photos de feuillets de papyrus assez tardifs, concernant le Livre de Job, me furent expédiées, mais, elles ne venaient pas de la part de Tano.
Le temps passait et Martin Bodmer s’impatientait. Je lui ai donc demandé un billet d’avion et un délai de 24 heures pour aller les chercher. Je relève ici sur mon passeport l’indication de « novembre 1953 », date du premier de mes sept voyages en Égypte. Arrivée au Caire, j’ai contacté les personnes qui m’avaient envoyé les photos du Livre de Job. Elles me conduisirent à une banque où on m’expliqua que les papyrus originaux avaient été brûlés par crainte d’une dénonciation. J’ai pu toutefois obtenir des feuillets de papyrus en grec de Didyme l’aveugle, qui faisaient partie de la collection Groppi au Caire et dont le Père Doutreleau, en France, à Montpellier, étudiait la plus grande partie. Lors d’une réunion suivante, à laquelle participait Tano, je pris discrètement rendez-vous avec lui. Il me parla alors d’une intéressante découverte et il fut convenu entre nous qu’il me réserverait la totalité de ce qu’il pourrait en réunir. Comme je m’informais du lieu de cette découverte, il m’indiqua Mina ou Minia, près d’Assiout, en me priant de ne surtout pas divulguer cette information avant une vingtaine d’années et, devant témoin, je lui ai serré la main. J’ai respecté cet accord.
Passé le délai, j’ai prié le Prof. Rodolphe Kasser d’en faire une communication, laquelle parut en 1988 dans la revue « Aegyptus » 1-2 (Rivista italiana di egithologia e papyrologia). Tano me dit encore que c’était en creusant pour construire une maison « villa », dans la bourgade, qu’on était tombé sur une sorte de local qui pouvait être éventuellement la tombe d’un prêtre ou autre chose, une réserve peut-être, dans la maison d’un intellectuel des IIIe ou IVe siècles, pour abriter les documents. La famille propriétaire avait déjà essayé sans succès d’en savoir plus sur la valeur possible de ce lot, en consultant, à part Tano, deux ou trois autres marchands. Certains fragments furent donc dispersés et, sur les indications de Tano, je dus me rendre dans les arrière-boutiques de ceux-ci, au Caire, à Louxor, etc. pour regrouper le tout, y compris les menus fragments et même les brisures de papyrus, éparpillés dans du coton brut que je fouillais minutieusement. Puis je demandais d’envoyer cette récupération à Tano et de passer par lui.
Au Caire, je logeais d’habitude au « Sémiramis », d’où je repartais ici ou là comme touriste. Je bénéficiais également de liens d’amitié avec une famille cairote fortunée qui facilita mes démarches. Mes déplacements se firent parfois à cheval pour plus de discrétion. Je pus ainsi me rendre dans le désert aux endroits que me signalait Tano pour mes recherches et déjouer l’éventuelle surveillance d’agents étrangers qui étaient sur la même piste…
En allant sur place à Assiout, je compris à l’évidence qu’il était absolument impossible de situer exactement l’endroit de la découverte. Tout est, en effet, maintenant construit et les indigènes n’aiment pas les curieux. Ils racontent tout sauf la vérité pour éviter les ennuis. Rien n’est fiable. Seul Tano connaissait la vérité, mais quand la chose s’ébruita à la suite d’indiscrétions universitaires, il a dû lui même défendre ses intérêts en détournant l’attention ailleurs (d’où la fausse piste d’Amarna, par exemple).
Bien des légendes ont donc couru sur ces acquisitions. Mais, comme je peux l’attester par les emballages conservés, c’est en plusieurs petits envois qu’ont été acheminés tous les papyrus, à mon adresse personnelle et de manières les plus diverses (souvent entre deux cartons, emballés de façon à pouvoir être insérés dans un journal, par exemple). Deux exceptions notables : le Codex Bodmer II fut amené par le marchand lui-même, lors d’un de ses passages en Europe. D’autre part, comme Martin Bodmer passait par le Caire en revenant de New-Dehli, où il s’était rendu le 9 septembre 1957 pour la Conférence Internationale du Croissant et de la Croix-Rouge, on lui remit à l’aéroport, pour lui être agréable, un petit lot de feuilles de papyrus qui contenait surtout le Ménandre et une partie des Psaumes. C’est un égyptien de Louxor qui s’adressa à lui. Malheureusement ce dernier en demanda dix fois le prix en lui serrant la main… J’ai dû retourner au Caire pour arranger les choses, surtout vis-à-vis de Tano. Tous les papyrus restèrent dans le coffre de mon bureau jusqu’à leur restauration et leur publication. Pour les étudier et les conserver, ils étaient placés par moi-même entre deux feuilles d’acétate.
Il faut comprendre que pour Martin Bodmer, les papyrus ne représentaient, dans l’idée d’ensemble de sa bibliothèque, qu’une particularité parmi d’autres. Il m’a d’ailleurs laissé l’entière responsabilité de tout ce qui les concernait : acquisition, conditionnement, reconstitution, publication et ce qui s’y rapportait (prospectus, diffusion, expéditions).
Je me suis adressée aux instances les plus compétentes d’alors pour toutes les questions techniques, sans obtenir de réponses convaincantes, à l’exception du Polytechnicum de Zurich, qui recommanda l’acétate comme étant la matière la plus inerte pour placer et conserver les papyrus. En l’adoptant, nous avons pu travailler rapidement et facilement, en dépit de la fragilité des documents.
Pour le grec, j’ai utilisé une machine à écrire à caractères grecs « Swissa », afin de transcrire clairement et directement les originaux, en m’aidant d’un texte comparatif. Ainsi, une fois la base établie, il était aisé de vérifier les variantes pour les notes, ce dernier travail étant de la compétence des professeurs responsables. Pour le copte, Rodolphe Kasser utilisait du papier quadrillé pour transcrire précisément chaque lettre. (J’avais d’abord contacté le Prof. Nagel de l’Université de Genève, mais, en raison de ses problèmes de santé, ce dernier me proposa son neveu Rodolphe Kasser, alors pasteur dans le canton de Vaud). J’envoyais à celui-ci des photos des originaux pour qu’il puisse travailler d’abord chez lui, avant de procéder aux vérifications sur les documents mêmes. Par la suite, grâce au FNRS (Fonds National pour la Recherche Scientifique) et tout en donnant ses cours à l’Université de Genève, il put se consacrer entièrement à l’ensemble des textes coptes de la Bibliothèque Bodmer et participa également aux éditions en grec.
Dès la première publication, il s’est établi une sorte de roulement pratique qui a assuré une continuité rapide et peu coûteuse : une sortie de fonds était nécessaire pour la 1ère édition, les versements des ventes se faisaient sur le Compte de Chèques Postaux, ce qui finançait en partie la 2e édition. À partir de la 3e édition, le fonds de roulement assurait en grande partie ou en totalité (selon l’importance) la publication des volumes. Finalement le tout était amorti et ne coûtait pratiquement plus rien. Ce système a permis de publier 26 volumes de 1954 à 1969. »
Odile Bongard
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Éclaircissements complémentaires :
- Le rouleau de l’Iliade avait été expédié par avion de Tunis par H. H. Abdul Wahab. C’est le Bey de Tunis, Moham Lamine Ier (qui avait dû se retirer en 1948) qui en facilita la sortie. Abdul Wahab servait d’intermédiaire entre lamine et Tano.
- Odile Bongard était l’amie de la famille Takla, au Caire.
- Les « agents étrangers » (dont un pseudo-clergyman) dépendaient de l’Institut de Chicago.
- Odile Bongard avait été mise en relation avec Abdel Abou Aziza, qui louait des chevaux pour aller à Saqara. Il lui disait : « Toi, Madame, je te donne mon fils » (pour l’accompagner), « toi, Madame, montes comme les Bédouins. » Odile Bongard était, en effet, une cavalière accomplie, membre du Rallye de Genève. « La demoiselle de Genève », comme on l’appelait, avait passé les tests de dressage (bronze et argent) et participait à toutes les chasses qui se déroulaient aux Franches Montagnes, avec le peloton des officiers, les Dragons de Saint-Ymier.
- Le riche industriel de Louxor, dans le textile, proche du gouvernement égyptien, qui remit son lot à Martin Bodmer, s’appelait Mahamoud Mohasseb. La presse fit grand cas de ce transfert tout à fait officiel.