Dans le cadre de l’Automne de la culture japonaise
Cette vitrine est consacrée à une période importante de l’histoire culturelle du Japon : la période Heian (soit « paix »), de 794 à 1185. L’époque de Heian apparaît de nos jours comme un sommet de la civilisation japonaise via la culture de la cour de l’empereur. Cette perception naît de l’esthétique et de l’art de vivre codifié et raffiné qui se développe à la cour, ainsi qu’une certaine retenue et mélancolie nées du sentiment de l’impermanence des choses. De plus, la rupture des relations avec la Chine vers le IXe siècle, en raison des troubles liés à l’effondrement de la glorieuse dynastie Tang, favorise l’« émergence du goût national », car une culture véritablement japonaise s’écarte pour la première fois de l’influence chinoise depuis la période primitive des kofun. Pendant des siècles, les Japonais s’inspirent des cultures chinoises et coréennes.
Cette évolution fut d’abord observée dans la littérature, chez les dames de Heian : à la différence des hommes qui étudiaient dès le plus jeune âge l’écriture chinois (kanji), les femmes s’approprient un nouveau syllabaire plus simple et plus cohérent avec la phonétique du japonais, les kana. Les romans (monogatari) et journaux intimes (nikki) intimistes sur la vie, les amours et les intrigues à la cour se développent, dont le représentant le plus emblématique reste le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, courtisane au Xe siècle.
C’est dans le contexte de la Cour que se développe une littérature japonaise de haute volée, tant dans la poésie que dans les textes en prose. Bien que le chinois demeure la langue officielle de la cour impériale de la période Heian, l’introduction des kana favorise le développement d’une littérature en langue autochtone et c’est dans les cours qu’apparaissent des genres nouveaux : roman, conte (monogatari (物語, monogatari), journal intime, …
Les paroles de l’actuel hymne national japonais, Kimi Ga Yo, sont écrites durant la période Heian, de même que le Dit du Genji de Murasaki Shikibu, l’un des premiers romans en japonais. Les empereurs eux-mêmes, souvent férus de belles-lettres, jouent un rôle, ordonnant les premières compilations poétiques pour sauver des textes déjà promis au statut de « classiques ».
Il s’agit du plus ancien texte narratif en prose (monogatari) qui soit encore connu. Anonyme, datant sans doute du Xe siècle, ce conte folklorique est écrit dans une langue très simple et intemporelle. Il a peut-être été inspiré par un conte tibétain au nom similaire, qui aurait transité par la Chine pour toucher enfin le Japon (très admiratif de la cour des Tang).
L’histoire nous conte comment un vieux coupeur de bambou sans enfants trouve sur son chemin une canne de bambou reluisante. En la taillant, il découvre à l’intérieur un bébé, une petite fille de la taille de son pouce. Sa femme et lui élèvent l’enfant comme le leur et la baptisent Kaguya-hime (« princesse lumineuse »). Ayant trouvé une grosse pépite d’or dans un autre bambou, le vieil homme devient riche ; sa fille adoptive gagne une beauté éclatante, à tel point que cinq princes viennent demander sa main. La jeune fille leur impose des épreuves ou quêtes impossibles à réaliser (trouver le bol avec lequel Bouddha mendiait, ramener le joyau porté par un dragon, etc.). Après les échecs des princes, c’est l’Empereur lui-même qui propose le mariage, en vain. La jeune femme éprouve dans le même temps une inconsolable nostalgie à contempler la Lune : on s’aperçoit qu’elle-même est originaire de cet astre et aspire à y retourner. Bien que l’Empereur ait mis son armée en alerte pour éviter tout rapt, les « êtres célestes » de la Lune réussissent à aveugler les gardes : Kaguya-hime fait alors ses adieux à ses parents et amis, buvant un filtre d’immortalité et revêtant la robe de plumes de son peuple. Voulant lui faire connaître son dernier message, l’Empereur fait brûler une lettre sur le plus haut sommet du pays, avec le reste de l’élixir d’immortalité (que la princesse lui avait offert), ne voulant pas vivre éternellement sans la voir : cette montagne fut alors baptisée du mot « immortalité », soit Fuji.
Ce conte fait partie des trésors littéraires nationaux du Japon et marque encore très profondément la culture japonaise, non seulement la littérature (certains passages du Genji s’en inspirent), mais bien d’autres formes artistiques. En 2013, c’est Isao Takahata, le plus célèbre réalisateur de films d’animation japonais (auteur notamment du feuilleton très connu Heidi et du bouleversant Tombeau des lucioles), qui donnait son adaptation de l’œuvre. De très nombreux mangas (animés ou albums) sont totalement inspirés ou imprégnés par cette histoire du Japon médiévale (citons le plus célèbre : Sailor Moon).
Datant du XVIIIe siècle et complet en trois cahiers reliés en papier encré et doré, le manuscrit Bodmer présente une iconographie relativement simple : l’enluminure présenté correspond au début du conte, Taketori-no-Okina ramenant la petite Kaguya-hime, emmaillotée dans un tissu, jusqu’à sa maison.
[En fond de vitrine] Murasaki Shikibu, Genji Monogatari, XVIe siècle, deux enluminures grand format de l’Ecole Tosa (CB 609).
Fille d’un dignitaire de la cour impériale (un lettré féru de culture chinoise classique) et appartenant à une branche cadette du clan Fujiwara, Murasaki Shikibu (v. 973 – v. 1014/1025) devint veuve assez jeune et entra en 1006 au service de Shoshi, l’une des deux impératrices-consorts de l’empereur Ichijo : elle était donc au cœur du fonctionnement de la cour impériale de l’époque Heian. Elle semble avoir été protégée par le tout-puissant régent (détenteur de la réalité de l’exercice du pouvoir), Fujiwara no Michinaga (966-1028), qui était un grand admirateur de son œuvre. Outre le Genji, la romancière a également laissé un recueil de poèmes, compilé en 1014 (qui lui vaut de faire partie des 36 grands poètes classiques du Japon médiéval) et un Journal personnel (Murasaki Shikibu nikki), conservé seulement en partie pour les années 1008-1010 et traitant des événements petits et grands de la cour impériale.
Le terme de monogatari peut être traduit par « récit » ou « dit » et s’apparente à un roman en prose, entrecoupé de passages poétiques. Quant au titre de genji, il désigne un fils d’empereur ne pouvant prétendre au trône et étant à l’origine d’une nouvelle branche secondaire de la famille impériale. Ce roman se veut donc le récit véridique d’un prince à la beauté extraordinaire, poète accompli et grand charmeur de femmes. Le régent Fujiwara no Michinaga pourrait avoir servi de modèle.
Murasaki Shikibu décrit dans le Genji la vie quotidienne et les sentiments des gens de la cour au centre de laquelle l’amour occupe une place privilégiée. Le Genji a perdu sa mère très jeune, et ne cesse de chercher la femme idéale. Idéalisées et stéréotypées, les femmes de cette époque offrent un visage identique, où le regard n’est représenté que par un seul trait, la courbure du nez par un crochet et la bouche par un petit point. Les sentiments sont imperceptibles, seule leur attitude permet d’imaginer ce qu’elles éprouvent : Une gêne ou un émoi sont dissimulés derrière un éventail… C’est la parure de la femme, l’harmonie de la couleur des vêtements, ou la beauté de la chevelure qui engendrent le désir chez l’homme.
Considéré comme l’un des premiers romans psychologiques de l’histoire, ce roman en 54 chapitres ou livres expose la vie du personnage principal sur plusieurs décennies, de ses années de jeunesse à sa mort (son fils montera sur le trône). Une des principales difficultés de ce texte est que les 200 personnages sont désignés par leurs titres officiels, qui évoluent avec le temps !
L’œuvre a eu une influence capitale sur la littérature et la culture japonaises, encore très présente à notre époque dans le Japon contemporain (adaptations en dessins animés, mangas, etc.). Il reste quelques obscurités sur la genèse et la constitution de cette œuvre magistrale. La rédaction aurait commencé avant 1008, étant donné certaines allusions faites dans le journal, rédigé de 1008 à 1010. La trame est complexe, et souvent un prétexte pour décrire la vie de cour à travers certains personnages féminins.
Le Dit du Genji a été un thème favori de la peinture japonaise, notamment dans le mouvement du yamato-e (litt. « Image du vieux Japon ») dès l’époque de Heian. On mentionne déjà des peintures inspirées du Genji en 1119 et le plus ancien manuscrit enluminé du Genji en style yamato-e , sur rouleaux, date des environs de 1120-1140 : classés trésor national et conservés à Tokyo (musée Goto) et Nagoya (musée d’art Tokugawa), ces célèbres Rouleaux illustrés du Dit du Genji constituent un emaki typique de l’art de la cour de Heian, caractérisé par des pigments riches apposés sur toute la surface du papier (tsukuri-e) et une atmosphère nostalgique, intimiste, suspendue dans le temps.
Les enluminures de l’Ecole Tosa (école qui apparaît au XVe siècle et se caractérise par ses nuées dorées) s’inspirent directement du style yamato-e.